Allocution du Président du Sénat, M. Gérard Larcher, [uk]

Monsieur le Président de la Rada,
Madame et Monsieur les Vice-président,
Monsieur l’Ambassadeur de France en Ukraine,
Mesdames et Messieurs les Parlementaires,
Mes chers collègues,

Je mesure le grand honneur que vous me faites, et que vous faites à travers moi, au Sénat et au Parlement de la République française, en m’accueillant devant vous, ce matin, en séance plénière, avec la délégation qui m’accompagne.

Vous m’autoriserez à vous la présenter : le sénateur Jean-François Rapin, Président de la commission des Affaires européennes ; le sénateur Patrick Kanner, ancien ministre qui préside le principal groupe d’opposition de notre Assemblée, le groupe Socialiste, écologiste et républicain ; la sénatrice Nadia Sollogoub, Présidente du groupe interparlementaire d’amitié France-Ukraine (en réaction à une ovation debout de l’hémicycle : Оn comprendrait qu’elle fait beaucoup pour notre amitié commune !), avec le sénateur Hervé Maurey, Président d’honneur de ce groupe d’amitié.

J’ai tenu également à la présence des sénateurs Alain Milon, Premier vice-président de la délégation française à l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe, et Pascal Allizard, Vice-président de la Commission des Affaires étrangères, de la défense et des forces armées du Sénat, et Premier vice-président de l’Assemblée parlementaire de l’OSCE.

Vous le percevez à l’énoncé de ces noms et de ces fonctions : c’est le Sénat dans la diversité de ses engagements et de ses responsabilités en matière de diplomatie parlementaire, qui a souhaité se présenter devant vous, ici, à Kiev.

C’est effectivement un insigne honneur que d’être accueilli en ces murs qui sont le symbole de vos institutions, en des temps où le destin de votre pays s’écrit en lettres de guerre et de sang. Une minute de silence que nous venons d’observer tous ensemble le rappelle : le sacrifice de vos fils et de vos filles s’inscrit chaque jour comme une réalité dont nous devons prendre la mesure et auquel nous devons nous associer.

Je souhaite, au nom du Sénat de la République française, vous rendre hommage. L’hommage d’une nation, la France, enracinée dans le parlementarisme, d’une nation européenne multiséculaire, qui partage avec vous une reine, Anne de Kiev, hommage à un pays, l’Ukraine, héritier d’une histoire si ancienne, au cœur du continent européen. Et au destin qui est désormais européen.

Je veux rendre hommage à votre armée et votre peuple, pour sa vaillance et les sacrifices prodigués, dans les combats, sur le front comme à l’arrière, dans les champs, les usines, les entreprises, les administrations. C’est tout un peuple qui s’est dressé pour refuser l’asservissement qu’a voulu lui imposer la Fédération de Russie. Car ce peuple, votre peuple, défend sa terre.

Je veux rendre hommage au Président d’Ukraine, le Président Volodymyr Zelensky, qui a su avec un courage inouï, en ces heures sombres, incarner l’esprit de résistance et de liberté de toute l’Ukraine.

Je souhaite, bien sûr, saluer chaleureusement votre Président Rouslan Stefantchouk, défenseur infatigable ici et à l’étranger de la cause ukrainienne. Son amitié honore le Sénat.

Il est des combats qui, parce qu’ils font sens, portent en eux les victoires futures. Les Français de ma génération, héritiers du gaullisme, le savent bien. Les Ukrainiens, par leur courage, sont aujourd’hui une source de respect et d’inspiration pour tous les pays qui les soutiennent.

Dans la résistance, au-delà de la bravoure des Ukrainiens, combien ont compté et comptent toujours vos institutions, la continuité de la démocratie, la solidité des structures de votre État et de ses collectivités territoriales ! Dans les pires épreuves, vous avez maintenu un régime respectueux des prérogatives du Parlement et de sa force délibérative.

Dans ces murs, dans l’enceinte de la Rada de Kiev, bat aussi le cœur du parlementarisme européen.

Je n’oublie pas, par ailleurs, que c’est votre Parlement, avec notamment le concours du Sénat français, qui a adopté la loi de décentralisation de l’Ukraine.

Qui eût cru, alors, que chaque région, chaque municipalité, chaque gouverneur, chaque maire, aux côtés du Gouvernement ukrainien, serait appelé, par les circonstances et grâce à la force de la décentralisation, à constituer autant de poches de résistance, à aider les populations en détresse, à se mobiliser pour répondre aux besoins du front, en définitive, à contribuer de façon si efficace à l’effort de guerre ?

Les collectivités territoriales ukrainiennes montrent qu’elles sont autant d’obstacles élevés face aux périls, et de remparts qui protègent. Je veux saluer solennellement, devant vous, les maires, les gouverneurs, les élus qui les dirigent : en votant la décentralisation, votre Assemblée a assuré à la fois l’unité de la Nation, la force de l’État, le salut public.

Je souhaite évoquer l’Union européenne.

Ici même dans ces murs empreints d’histoire que le Président Zelenskyï, le Premier ministre Shmyhal et votre Président Stefantchouk signaient le 25 février, alors que l’Ukraine semblait vaciller, la demande de candidature de votre pays à l’Union européenne. Quelle volonté, quel symbole ! L’histoire s’écrivait ce jour-là ici, dans la lumière hésitante des fenêtres closes par les sacs de sable, alors que votre pays était attaqué et assiégé.

Le Conseil européen a pris la décision, le 24 juin dernier, à l’unanimité, de reconnaître à votre pays le statut de candidat à l’Union. Nous sommes fiers que cela ait pu advenir sous la présidence française de l’Union européenne : l’Ukraine, ainsi que la Moldavie, ont vu s’ouvrir devant elles, de façon irrépressible, un destin européen.

C’est naturellement le fruit de vos efforts, pour vous rapprocher de l’acquis communautaire, et d’une détermination constante qui s’est illustrée dès les événements de la « Révolution de Maïdan », bien avant l’agression russe.

C’est aussi le fruit de la mobilisation d’une Europe unie autour de vous, y compris des Parlements : dès le 3 mars 2022 – nous nous étions entretenus, Monsieur le Président, le 2 mars, donc la veille - alors qu’étaient rassemblées au Sénat, à Paris, les Commissions des Affaires européennes des parlements des 27 États membres de l’Union, dans le cadre du volet parlementaire de la présidence française, j’avais publiquement pris position pour que le statut de candidat à l’adhésion soit accordé à l’Ukraine.

Le Président de la République française, ainsi que le Président du Conseil italien, le Chancelier allemand et le Président de la République roumaine, ont proclamé, avec la force des responsabilités qu’ils exercent, leur engagement en ce sens lors de leur visite à Kiev le 16 juin.

C’est désormais chose faite : l’Ukraine, par ses mérites et ses hauts faits, a obtenu le statut de candidat à l’adhésion.

Mes chers collègues, quelle joie de voir flotter dans cet hémicycle le drapeau européen, à côté de votre drapeau national, et ses douze étoiles sur fond bleu, symbole d’unité et d’espérance. Ce drapeau que nous avons en partage nous unit de Paris à Kyiv et de Kyiv à Bruxelles.

On vous a dit et répété que le chemin vers l’intégration à l’Union européenne serait long. Et je sais que vous mesurez pleinement les difficultés. Mais cela n’amoindrit en rien la portée de la décision prise. Une étape historique a été franchie le 24 juin dernier.

Le Sénat, et nombre d’autres parlements nationaux, seront à vos côtés dans les mois à venir, pour faire vivre ce statut de candidat et pour que d’ici la décision d’adhésion, votre pays et votre Peuple recueillent sans tarder les fruits concrets de votre arrimage à l’Union européenne.

Robert Schuman, l’un des Pères fondateurs de l’Europe, déclarait : « L’Europe ne pourra pas et ne devra pas rester une entreprise économique et technique : il lui faut une âme, un idéal humain ».

Cette âme et cet idéal humain sont aujourd’hui le peuple d’Ukraine. Vous défendez et illustrez, jusqu’au sacrifice suprême, les valeurs qui fondent l’Europe et le monde libre.

Mesdames et Messieurs les Parlementaires, Chers collègues,

L’Ukraine nous conduit aussi, au-delà de notre engagement et notre enthousiasme, à regarder la réalité en face : sans doute, mon pays, et d’autres également, malgré les alertes, malgré vos alertes, n’ont pas pris, par le passé, la juste mesure de ce que vous appeliez alors la menace russe - je pense aussi à nos amis, les Etats baltes, nous étions en décembre dernier en Lituanie - cette menace russe qui s’est muée, au fil du temps, en agression caractérisée.

Nous devons, de façon collective, avec une part d’humilité, le reconnaître.

Ce constat nous octroie des responsabilités particulières, pour le présent et à l’avenir : nous avons été, nous sommes et nous continuerons d’être à vos côtés et à vous aider autant de temps qu’il est nécessaire, dans la durée, à tous les niveaux, y compris au niveau militaire.

L’Ukraine doit sans tarder pouvoir se défendre à parité d’armement avec son agresseur.

Il y a quelques mots qui proviennent d’un sage chinois qui dit : « Les amis sont comme les étoiles. C’est dans l’obscurité qu’on peut les compter ». Pas un seul jour notre Ambassade, dont je tiens à saluer le travail, n’a quitté le sol ukrainien. Devant vous, je voudrais saluer le courage particulier de notre Ambassadeur Etienne de Poncins et associer tous ses collaborateurs qui ont tenu, y compris aux moments les plus difficiles. Cette présence continue avec vous et pour vous a permis à mon pays de vous apporter parmi les premiers le soutien indispensable dont vous aviez besoin. Je pense, comme sénateur venant de nos collectivités territoriales, à ces convois de véhicules et de matériels de secours, de lutte contre l’incendie venus, dès le début de la guerre, de toute la France, de nos départements. Je songe également à la mission de médecins légistes de la gendarmerie à pied d’œuvre dès le 11 avril pour vous assister sous la direction de la Procureure générale dans les enquêtes sur les crimes de guerre commis dans les villes martyrs d’Irpin, de Boutcha et de Borodianka. Des villes où nous nous sommes rendus hier et où nous avons pu par nous-mêmes constater que la barbarie, que l’on croyait enfouie à jamais, n’était pas étrangère ni à notre siècle ni à notre continent européen.

Permettez-moi d’avoir la même pensée que celle que nous avons eu autour de cette église, hier à Boutcha, nous recueillant devant, j’allais dire, l’inadmissible, mais en même temps devant les êtres humains : hommes, femmes, enfants - fragiles, détruits et pour lesquels nous avons, mes chers collègues, une pensée émue.

Je le dis gravement : votre défaite serait notre défaite collective.

Mesdames et Messieurs, Chers collègues,

Alors qu’il était interrogé sur la poursuite de la guerre, Raymond Poincaré, qui fut Président de la République française pendant la Ière guerre mondiale, répondait : « Le front tiendra si l’arrière tient ». « L’arrière », ce sont aussi les 27 États membres de l’Union européenne, qui doivent tenir face à une guerre qui dure, et dont les répercussions, à des degrés divers, sont globales. Et l’on ne peut écarter d’un revers de main le risque d’une forme de lassitude : je suis là pour vous dire la vérité et les choses telles qu’elles sont.

Les Ukrainiens, comme les autres Européens, comme les Français, comme tous les peuples, haïssent la guerre. Ils n’ont pas voulu cette guerre. Ils aspirent à la paix.

Mais vous êtes contraints de faire la guerre pour défendre votre pays. Et ce, jusqu’à la libération des territoires occupés et - j’insiste devant vous - selon les objectifs que vous avez vous-mêmes fixés et que vous êtes seuls à même de déterminer. C’est à vous qu’il convient de les fixer et de les déterminer.

On ne négocie pas sous les bombes, sous la menace constante, sous le joug étranger, sous un régime d’occupation d’une partie de vos territoires.

Bossuet écrivait : « Absoudre les crimes, c’est condamner l’innocence », et ce serait insulter la paix.

À ceux qui, loin de ces murs, loin des souffrances et de la réalité que vous vivez, loin de l’Ukraine, accorderaient crédit à des paroles de tiédeur, voire de démission, il faut répondre, sans fléchir, comme vous le faites et comme nous le faisons à vos côtés : défiez-vous des entreprises de désinformation ; inspirez-vous de la résolution du peuple ukrainien, qui est tout entier dans la résistance, et endure les souffrances les plus terribles ; mesurez les effets de décisions qui entérineraient des ambitions de puissance, sur la sécurité collective, au-delà même de l’Europe.

À vos agresseurs, qui auraient la tentation de faire le pari de la lassitude dans le soutien de la France et de l’Europe, ou des divisions, je le dis avec la même conviction : faire un tel pari, c’est mettre un pied dans la défaite.

Quant à vous, amis ukrainiens, soyez convaincus qu’à chaque nouveau crime perpétré, de façon délibérée, contre les populations civiles, à chaque nouvelle horreur commise contre votre Peuple, à chaque nouvelle ville martyr, notre détermination à vous aider se régénère et est plus tenace.

Entrant dans Paris libéré le 25 août 1944, le Général de Gaulle, dont j’ai tenu à vous déposer une édition des mémoires de guerre, prononçait les paroles devenues célèbres pour rendre hommage au courage des Parisiens qui avaient secoué le joug nazi : « Paris outragé ! Paris brisé ! Paris martyrisé ! Mais Paris libéré ! ».

Permettez-nous collectivement, à notre tour, d’honorer l’Ukraine outragée, l’Ukraine martyrisée, mais l’Ukraine bientôt libérée, parce que c’est là le sens de votre combat et de notre soutien.

Vive l’Ukraine libre ! Et vive l’amitié entre l’Ukraine et la France !

publié le 11/07/2022

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