Honoré de Balzac (1799-1850) et Mme Hanska

HONORE DE BALZAC ET MME HANSKA

En septembre 1833, Honoré de Balzac part pour Besançon, officiellement pour se procurer un papier spécial en vue d’un projet d’édition bon marché par abonnement, en réalité pour retrouver à Neuchâtel la mystérieuse « Étrangère », qui lui avait révélé anonymement son prénom, Evelyne, et dont il était tombé, par lettre, éperdument amoureux.

Après un romantique voyage à travers les montagnes du Jura, Balzac rencontre enfin sa correspondante sur la promenade du Crêt, au bord du lac de Neuchâtel : brune et potelée dans une robe couleur pensée, la main petite, l’œil voluptueux, Éveline Hanska avait vingt-neuf ans et n’en avouait que vingt-sept. Elle lui dit enfin son nom, Éveline Hanska, avec un fort accent slave qui le séduisit prodigieusement. Née à Rzewuska, de noble souche polonaise, Éveline Hanska était l’épouse d’un riche propriétaire terrien, de vingt ans son aîné, et la mère d’une petite fille de quatre ans, la seule de ses enfants qui eut survécu. Elle vivait retirée dans son domaine de Wierzchownia, en Ukraine, et trompait son ennui en lisant des romans français. Elle était passablement portée sur le mysticisme. Elle avait trois sœurs et un frère romancier, Henri Rzewuski, promoteur du roman historique à la Walter Scott en Pologne. Elle trouva d’ailleurs que Balzac ressemblait à Scott, un peu physiquement, et beaucoup par sa gaieté et sa bonne humeur. Balzac, quant à lui, ne trouvait d’autre parangon à Mme Hanska que Laure, sa sœur bien-aimée. Après avoir cherché en vain pendant plusieurs jours à échapper à l’omniprésent mari, on échangea un premier baiser et un serment : l’on s’attendrait jusqu’à la mort du comte Hanski. Début octobre 1833, Balzac, rentra à Paris.

Balzac vole à Genève, en décembre, retrouver les Hanski, avec dans ses bagages le manuscrit d’Eugénie Grandet en cadeau de Noël pour Mme Hanska. On fait des excursions littéraires, à Ferney sur les traces de Voltaire, à Coppet sur celles de Mme de Staël, à la villa Diodati sur celles de Byron. Et finalement, le 26 janvier 1834, « jour inoubliable », Balzac et Mme Hanska deviennent amants.
Le grand événement du début de l’année 1842 fut l’annonce, début janvier, du décès du comte Hanski, nouvelle que Balzac attendait depuis huit ans, et qui le laissa abasourdi. En juillet 1843, il partit pour Dunkerque, où il devait prendre le bateau pour Saint-Pétersbourg. Les retrouvailles, entre juillet et octobre, après huit années de séparation, furent bouleversantes, et redonnèrent à Balzac, en quelques jours, une allégresse d’adolescent. Bonheur réciproque. « Comment ne pas dire tout ce qu’il y a dans cet être de grandeur et de bonté, d’élévation et de douceur, d’intelligence flamboyante et de jeunesse de cœur fraîche, gracieuse, printanière, ce cœur sans égal n’a pas ralenti ses battements depuis sa première émotion. Il sent aujourd’hui comme il sentait à seize ans », nota Mme Hanska dans son journal.

Mi-avril 1845, après avoir changé vingt fois de projets, Mme Hanska invita Balzac à venir la rejoindre à Dresde ; Balzac abandonna tout, épreuves, feuilletons et dettes, avec un soulagement immense. À Dresde, Balzac retrouve Mme Hanska, sa fille Anna et le fiancé de celle-ci, le jeune comte polonais George Mniszech, féru d’entomologie. On s’entendit à merveille, visitant ensemble les musées, la bibliothèque royale, on se surnomma même « les Saltimbanques », du nom d’un vaudeville à succès. Et, revenu discrètement en France, on excursionna joyeusement pendant deux mois, en Normandie, en Touraine et jusqu’en Hollande, où l’on fît maints achats chez les antiquaires.
« Incapable de coudre deux idées ensemble », ne pensant qu’à Mme Hanska, Balzac retourna passer une semaine avec elle à Baden-Baden fin septembre, puis l’accompagna de nouveau, fin octobre, jusqu’à Naples, achetant encore maints objets d’art en chemin.

Mme Hanska ayant exigé, en préalable à leur union, qu’il s’occupât sérieusement de liquider ses dettes, l’écrivain avait chargé un nouvel homme de confiance, Fessart, de débrouiller l’écheveau fort emmêlé de ses affaires et de négocier avec ses créanciers. Au retour de Naples, il se trouva donc plongé dans un « tourbillon de courses, d’affaires, de consultations, de significations, de corrections », à en perdre la tête. Mme Hanska lui proposa, mi-février 1846, de venir la rejoindre à Rome, il n’eut pas une seconde d’hésitation.

Le 25 mars 1846, Balzac retrouvait Mme Hanska à Rome, où il n’était encore jamais allé, et qui l’éblouit. À Rome, puis à Civita-Vecchia, à Gênes et tout au long du chemin qui les ramena à Bâle, via le lac Majeur, le Simplon, Genève, on acheta des tableaux, des objets d’art, des meubles, Balzac poursuivant « avec acharnement l’œuvre de son mobilier » - qui menaçait de se substituer à l’œuvre littéraire. On se quitta à Heidelberg. Survolté, Balzac n’avait pas fermé l’œil de tout le voyage du retour, la tête pleine d’une immense espérance : Mme Hanska attendait un enfant. Balzac ne s’occupa plus que de trouver une maison (le bail de la rue Basse arrivait à expiration), et d’organiser son mariage avec Mme Hanska avant la naissance de l’enfant. Après un intermède d’une dizaine de jours à Mayence, début septembre, dix jours passés à courir gaiement les marchands de bric-à-brac avec Mme Hanska, sa fille et son futur gendre, Balzac reprit La Cousine Bette et trouva enfin une maison à sa convenance. Sans consulter Mme Hanska (c’était pourtant son argent qu’il dépensait), il acheta, dans le quartier du faubourg du Roule, sur l’ancien domaine du financier Beaujon, un hôtel particulier. Mais Mme Hanska avait conçu d’autres projets, et lui reprocha son coup de tête. Elle ne souhaitait pas s’installer à Paris avant d’avoir réglé toutes ses affaires en Ukraine. Très déçu, Balzac eut bien du mal à se remettre à La Cousine Bette. Il ne reprit vie que lorsque Mme Hanska accepta finalement de venir s’installer dans les environs de Paris pour accoucher, après un voyage d’affaires à Dresde. L’écrivain assista le 13 octobre 1846, à Wiesbaden, au mariage d’Anna Hanska et de George Mniszech. Au terme de ces quatre jours de bonheur, Mme Hanska accepta de l’épouser dès son retour de Dresde.
Le 1er décembre 1846, à la veille de partir chercher Mme Hanska, Honoré de Balzac apprit qu’elle avait fait une fausse couche. Le coup fut terrible. Il en ressentit, dit-il, comme une « congestion au cerveau ». Mme Hanska lui demandait de ne venir la chercher qu’en février 1847.
Le 4 février, il partit chercher Mme Hanska à Francfort, et l’on s’installa ensemble rue Neuve-de-Berry, dans un appartement loué, car la maison n’était pas encore prête. Ranimé par la présence de Mme Hanska à ses côtés, Balzac réalisa un dernier tour de force. En deux mois, il publia simultanément trois romans en feuilleton dans trois journaux différents.

Cependant, à peine eut-il raccompagné Mme Hanska à Francfort qu’il perdit le moral de nouveau. Et une lettre de Mme Hanska le découragea encore un peu plus : elle lui demandait de ne pas venir la rejoindre à Wierzchownia avant le mois de septembre.

Balzac décida de partir pour l’Ukraine sans plus attendre de permission, en empruntant, une fois encore, l’argent du voyage. Le 3 septembre, il brûla toutes les lettres de Mme Hanska, afin que personne ne pût en faire l’objet d’un chantage, comme cela était arrivé l’année précédente. Et, le dimanche 5 septembre, muni d’une petite malle, d’un sac de nuit et d’un panier de provisions, « héroïque » à sa manière, seul, sans domestique, ignorant « absolument les différents patois des pays » qu’il allait traverser, il prit gare du Nord le train à destination de Bruxelles. Sautant d’un train dans une diligence, puis dans un autre train, car les lignes de chemin de fer européennes n’étaient pas encore tout à fait achevées ni reliées entre elles, Balzac roula de jour comme de nuit. Le 13 septembre, il arrivait à « Berditcheff », en Ukraine, d’où une « bouda » juive, voiture à carcasse d’osier, l’emmena à travers les steppes, « les vraies steppes », « le désert, le royaume du blé, la prairie de Cooper et son silence », avec sa terre noire et grasse. Cinq heures et demie plus tard, épuisé, il apercevait « une espèce de Louvre, de temple grec, doré par le soleil couchant, dominant une vallée » : Wierzchownia, enfin. Mme Hanska et ses enfants furent surpris, car Balzac arrivait avant la lettre dans laquelle il annonçait sa venue. Lui fut stupéfait par l’étendue des terres de Wierzchownia, et comprit bien vite les difficultés d’intendance d’un tel domaine, et les difficultés d’exploitation des richesses naturelles d’un pays colossal où la question du transport arrêtait tout. Ainsi, pour chauffer la vaste demeure de Mme Hanska, on brûlait de la paille dans des poêles ! Gâchis sidérant pour un Français.

Balzac visita Kiev ; mais « la Rome du Nord, la ville aux 300 églises » le déçut un peu. Puis, bien installé dans un des luxueux appartements d’amis du château, il s’efforça de travailler, rédigea notamment L’Initié (deuxième épisode de L’Envers de l’histoire contemporaine), ébaucha divers textes, comme Un caractère de femme, drame politique peuplé de personnages entièrement nouveaux.

Balzac devait rester jusqu’en mars ou avril, et se réjouissait à l’idée d’un voyage prévu en Crimée et dans le Caucase. Mais ses affaires le rappelèrent à Paris plus tôt que prévu. Bien contre son gré, par un froid polaire, il dut repartir fin janvier 1848. Le voyage fut pénible, et Balzac n’avait plus la « force morale » qui lui avait fait tout supporter en venant. Il arriva à Paris le 15 février dans « une tristesse noire ».

Mme Hanska l’avait prié de ne pas revenir tout de suite à Wierzchownia. Or, une lettre de Mme Hanska l’attendait rue Fortunée en juillet, une lettre qui lui demandait de revenir pour ne plus se quitter. Malgré de violents maux de tête, il sollicita immédiatement l’autorisation de séjourner en Russie. Il repartit pour l’Ukraine, sans consulter le docteur Nacquart, qui lui eût sans aucun doute interdit le voyage.

Si les nouvelles connections ferroviaires facilitaient dorénavant les voyages, Balzac arriva néanmoins très éprouvé à Wierzchownia, où la situation financière, aggravée par un incendie qui avait détruit des récoltes, n’était guère favorable à la réalisation de ses projets de mariage. Mme Hanska lui reprochait toujours vivement les folles dépenses engagées pour la maison de la rue Fortunée, et l’écrivain tremblait que sa mère ne commît quelque maladresse lourde de conséquences dans l’exécution des consignes qu’il lui avait laissées.

Les démarches entreprises au début de l’année 1849 auprès du tsar pour que Mme Hanska pût conserver des biens en Russie en cas de mariage avec un sujet étranger n’aboutirent pas non plus.

Balzac conquit définitivement l’affection et l’estime de Mme Hanska et de ses enfants.

Et il arriva ce qu’il avait depuis longtemps pressenti : il atteignit « au but en expirant, comme le coureur antique » (Albert Savarus). Le 14 mars 1850, Mme Hanska accepta finalement de l’épouser, renonçant à toutes ses terres en faveur de sa fille. Fou de bonheur, mais très affaibli, maigre, marqué au point d’en être méconnaissable et perdant la vue, Balzac prit début avril avec sa femme le chemin du retour à Paris, par les piètres pistes d’Ukraine, creusées de fondrières par le dégel. Lorsque la grosse berline de Mme Hanska se présenta rue Fortunée le 21 mai, lendemain du cinquante et unième anniversaire de l’écrivain, le domestique de Balzac, ne reconnaissant pas son maître, refusa d’ouvrir la porte cochère. Il fallut la faire forcer par un serrurier - et faire interner le domestique devenu fou. Les médecins aussitôt appelés au chevet de l’écrivain ordonnèrent des saignées, des purgatifs, des boissons diurétiques, des calmants, et exigèrent d’éviter tout mouvement un peu énergique, toute émotion, de parler très peu et seulement à voix basse.

Début juillet, l’un de ses médecins dit à Hugo qu’il ne restait plus à Balzac que six semaines à vivre. Le corps terriblement enflé par un œdème généralisé, et trop tardivement soulagé par des ponctions, l’écrivain ne survécut quelques jours à une péritonite que pour succomber à la gangrène. Ainsi s’éteignit, à vingt-trois heures trente, le 18 août 1850, celui qui avait définitivement infléchi le cours de l’histoire littéraire du XIXe siècle, et avait, en quinze ans d’un travail acharné, élevé le roman au rang de grand genre moderne.

M. Maximovitch, attaché linguistique

publié le 26/11/2015

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